La noirceur était montée en moi. Toute l'obscurité que j’essayais d’éliminer avait jailli avec une fureur incontrôlable. Je la sentais dans mes bronches, dans mes veines - au creux de mes iris. Je me redressais, les doigts crispés autour de la manette. Je détestais perdre. Je détestais cette sensation de faiblesse. Mon reflet se décomposait sur l’écran, confondu au milieu des scores et des thèmes de final fantasy. Milo gagnait encore. Il possédait des réflexes de traceur. Il avait le don de voler. Comme si toutes ces années à escalader les toits de Brighton, lui permettaient d’anticiper mes mouvements. Et j’étais las, stoïque, un obstacle urbain qu’il était si facile de surmonter. Je grommelais en repliant les genoux sur le canapé. Mes prunelles étaient remplis de frustration. Je poussais un soupir en plongeant le nez dans mes mains. L’odeur du café imprégnait encore mes vêtements. Je la respirais, comme un souvenir d’elle. Un vestige édulcoré d’une passion imaginaire. Elle s'appelait Tara Wheeler. Elle était serveuse dans le café au coin de la rue. J’avais exigé ce local - cet emplacement exacte pour lancer notre entreprise. Juste pour l'apercevoir. Pour créer une balance dans mes pensées. Milo avait plié en souriant. Parce que je ne demandais jamais rien. Je ne faisais que résoudre les limites et les suites mathématiques. Je dessinais les designs et il s’illuminait dans le ciel vide. Il était la mascotte de la start-up. On l’adorait - on adulait ses prestances et son charme. Je ne lui ressemblais pas. Je ne le voulais plus. Une fois, j’avais rêvé d’être le gars populaire. Puis la réalité avait brisé mes illusions. Je connaissais l’absence. J’étais résolu maintenant. Ma tête se tournait lentement vers mon meilleur ami. « Tu triches. C’est la seule explication. J’ai fais mes calculs. » Ma voix était chevrotante. Je parlais rarement. Je me contentais des symboles pour exprimer. Mais il avait su transpercer ma carapace. Il était mon premier véritable ami. « J’ai le stress. Notre nouveau programme bug.» Je grimaçais. Je le fixais avec étrangeté, les yeux stupéfiés, face aux failles du système. J’avais du mal à décrypter les codages. Et si mon cerveau était malade ? Et si je perdais mes capacités de concentrations et que je devenais un informaticien basique ? Je secouais les épaules en m’allongeant sur les coussins. «Dis j’ai perdu mon sabre laser. C’est toi qui l’a pris. Si j’ai pas mon arme de Jedi, je sers plus à rien.» Tout était lié. Je pinçais les lèvres d’un air boudeur.

L’écran était trop grand. Les couleurs ondulaient sur les couloirs. Je n’avais pas la force de me saisir des images - de courir après les bonheurs matériels. Tout m’échappait. Mes pensées. Mes logiques. Cet algorithme. Je haussais les épaules avec lassitude. Malgré les encouragements de Milo, malgré sa présence réconfortante et son humour, je restais inchangé. J’étais le même geek. Un physique différent, mais la peur au ventre, l’impression constante d’être un échec. Ma mère m’avait abandonné devant la porte de l’orphelinat. Je ne comprenais pas. J’étais petit et malade. Elle avait trop bu et je m’étais noyé. J’étais la conséquence de cinquante verres par mois. Le symbole d’une alcoolisation foetale et sociale qui s’épandait sur la nuit. Mon corps ne grandissait pas. Mes articulations gonflaient en hiver. Je respirais de travers. J’étais une abomination. Un freak. Un rejeté. Je déglutis en fermant les yeux. Ce n’était pas une tendance à la dépression mais une visibilité claire et sereine de la réalité. Je connaissais mes limites. Je savais que je n’étais pas un génie. Mes calculs étaient fondés sur les lois de l’algèbre. Je n’avais rien crée. Je déchiffrais les codes et les significations. Je modulais les compositions et les suites. Je soupirais. Ma langue était pâteuse. Le thème du jeu résonnait comme un chant funeste dans la pièce. Je me penchais pour entamer une nouvelle partie. « Tu prend toujours la fille avec le décolleté le plus imposant. C’est pas parce que j’en ai pas vu depuis trois mois que je vais devenir fébrile. » Mon imagination faisait le reste. Elle dessinait les formes et les profils entre mes paupières. Je n’avais pas besoin d’une petite amie. Les filles étaient trop belles ou trop intéressées par l’argent. L’amour ne se quantifiait pas. «Quoi tu le touches pas? Tu as peur d’être contaminé avec le côté lumineux de la force ? » Je me redressais en appuyant sur les boutons. Il savait manipuler mes sentiments. C’était le secret de ma réussite. Tous ces gens qui me limitaient - qui répétaient que je n’étais pas capable de réussir. «Je m’en fiche que tu aies le sabre de Dark Vador. T’es pas mon père. » Je hochais la tête avec un sourire discret. «Si je résout le bug, tu me donnes tes macarons princesse Leia. Tu as l’air de rien avec un chignon anyway. » Je plissais les yeux en lui tendant la manette à nouveau. La réunion avec le marketing pouvait attendre encore. Il n’y avait pas d’urgence plus importante qu’une négociation star wars.

L’ambiguïté n’existait pas. On s’accordait à rester ensemble, les dos courbés sur le canapé - la bouche serrée, esquissant une grimace intense face à la console. On se concentrait sur le jeu. Parce qu’il était important de gagner, de battre le record. De surpasser cette faiblesse physique qui nous condamné en vrai, qui nous rendait si risible aux yeux des autres. La fantaisie virtuelle était mon échappatoire. J'avais grandi avec un millier d’images, dans l’étreinte d’une famille aimante mais un millier d’images quand même. L’affection de mes parents ne suffisait pas. Rien ne suffisait. Je hochais la tête en me tournant vers Milo. Il comprenait ces combats intérieurs. Il savait que les chiffres étaient mon seul talent, que sans les algorithmes, j’étais seulement un idiot en costume de Yoda. Je soupirais. Il avait raison. Je devais résoudre les bugs. Cela faisait partie de mon domaine d’expertise. Chaque composition était un défi - une façon de prouver ma passion pour les suites. Je restais immobile sur les coussins. Il m’avait pris la manette et pourtant, je ne bougeais pas. Mes pensées se chevauchaient dans mon esprit. Je réfléchissais déjà. Les possibilités numériques cheminaient autour de mon crâne. Je voyais les racines et les codes binaires se dessiner sur l’horizon. Mes épaules se redressaient. Je souris. Milo manipulait mes envies. Il me poussait à être meilleur - à devenir cet idéal que j’avais espéré pendant des années. Et malgré mes supplications, il ne cédait pas. Il ne me laissait pas abandonner mes rêves. Mon expression s’illuminait, un instant. Puis je me redressais en sursaut. Tara, cette menace me glaçait le sang. Je réprimais un soupir. Mes doigts se crispaient nerveusement sur mes genoux. Je n’osais pas le fixer. Mes paupières étaient sombres. J’imaginais la déception sur son visage. Elle ne se souvenait même pas. Elle ignorait mon identité. Je n’étais plus le weirdo<:I> du lycée. Ma condition physique s’était améliorée. Les retards de croissance ne m’empêchaient plus de m’émanciper. Et pourtant, je me sentais captif des souvenirs. Je me sentais ridicule à chaque fois qu’il s’agissait de sentiments. « Tu lui diras rien hein? » M’enquis-je, d’une voix hésitante. Je ne voulais même pas considérer la blague. Ce serait terrible qu’il vende la mèche. Ma peau s’électrisait sous les néons de la lampe. Mes joues étaient rouges, presque aubergine. Une ecchymose sentimentale. Une succession de teintes et de pétéchies. Je joignais les mains sur mon menton. «De toute façon, Tara te croirait pas. Je suis un génie informatique. C’est pas crédible que je me plante autant et que je m’amourache d’une fille out of my league. » Je déglutis en essayant de retrouver un peu de contenance. «J’ai accès aux ordis du building. Tu crois que je sais pas ce que tu fous quand tu prétend lire tes emails. Puis sympa la solidarité, tu as regardé le dernier épisode de big bang theory sans moi. Je ne te parle pas des hentai mangas. » Je hochais la tête avec indignation. Il m’avait trahi - vraiment. «Tu sursautes en clignant des yeux, Milo. Faut pas fantasmer aussi proche de l’écran. » Boudai-je en essayant de lui dérober discrètement la manette.

Bien sûr, Milo s’offusquait le premier. Il haussait les sourcils pour montrer son indignation. Mais il le savait. Je testais le système de piratage. Mes accès étaient illimités. J’esquissais un sourire naïf. Je ne pouvais pas m’excuser de préserver les secrets de notre start-up. Nos applications valaient des millions - Elles s’épandaient sur la toile à une vitesse affolante. Je posais les mains sur mes genoux. Les plis de mon jeans devenaient rugueuses au contact de ma peau. Je n’avais pas envie de bouger. Le bug était trop compliqué - et mon cerveau était rempli d’images de Tara, de sa bouche, de son sourire. La passion rendait invincible. Mais dans mon cas, elle affaiblissait mon esprit. Elle me condamnait au silence - l’apathie. Je pinçais les lèvres. Mon souffle ruisselait au fond de ma gorge. Je n’étais pas fâché. Je n’étais pas contrarié. Ma solitude m’appartenait. Depuis la naissance. Depuis que j’avais foulé les marches de l’orphelinat. Je n’étais pas bête. Il y avait des silhouettes qui ne revenaient pas. Des mères qui tournaient le dos à leurs enfants. Des amours qui n’existaient pas. Il fallait simplement s’y résoudre avec le temps. Je relevais la tête sur l’écran. Milo avait coupé le son. Mais j’entendais les vrombissements des moteurs et les armes pétarader entre les digits. Je pouvais être un superhéros, derrière ce film de pixels opaques. « On dirait mon psy. Rho ça va, je peux corriger le bug dans une heure ? » Je haussais les épaules. Je n’avais aucune idée de la démarche à suivre. Je me sentais bloqué - prisonnier de mes ambitions romantiques. Tara était une enchanteresse. Elle me conditionnait à la médiocrité. J’appréciais le café imbuvable, simplement pour l’entrevoir. Pour effleurer sa silhouette. «Tu peux vendre des hentai. Tu as l’air d’en connaitre un rayon. Je suis déçu - girl on girl même en manga tu encourages le vice pervers ? » Je crispais les doigts sur les poches de ma vestes afin d’en sortir l’étui de mes lunettes. Mes yeux étaient fatiguées du faux semblant, des lentilles agglutinées sur mes rétines. Je plissais le front en fixant les couloirs. Les employés étaient trop concentrés. Nous étions les seuls à ne pas suivre l’exemple. Les seuls à se la couler douce. «Au lieu de m’encourager à faire l’impossible, tu pourrais peut-être aider à trouver la source du problème. J’ai décrypté le script, j’ai essayé un millier de fois … » Je pinçais les lèvres. «Je crois que mon soucis c’est Tara. Elle m’embête à faire des cameos dans ma tête. En plus, elle est habillée en Xena à chaque fois. » Grommelai-je en croisant les bras.