Dimanche, dix heures du matin. Une journée banale pour la majorité des promeneurs qui passent et repassent devant le café Luna, où Kala travaille aujourd’hui. Elle a ses week-ends, habituellement, mais ce matin-là tout le staff a été réquisitionné car des clients ont réservé l’une des salles pour un anniversaire. C’est le petit Zeno qui a invité des copains pour fêter ses huit ans – elle n’en revient toujours pas qu’il s’appelle comme ça, et dieu sait qu’elle est habituée aux prénoms bizarres. Et les parents dudit Zeno ont eu une idée particulièrement bête, pour cet anniversaire. Le garçon est apparemment un fan inconditionnel de la série Charmed, et ils ont demandé aux serveurs de se déguiser en sorcières pour amuser les enfants. Kala ne se plaint pas, elle sait que le pourboire qui ira avec vaudra le coup, mais en attendant courir après des gamins en bord de plage avec une robe faite de guenilles et des boucles-d’oreilles en forme d’araignée, c’est un peu la honte.

Heureusement, les enfants décident bien vite de partir faire un château de sable un peu plus loin, et elle les surveille du coin de l’œil en s’occupant d’autres clients. Elle jette un regard à l’horloge vintage accrochée au mur. Bientôt midi déjà, le temps passe vite quand on a dix gamins sur les bras. Le café ferme trente minutes plus tard, il est temps de pousser doucement les clients restants vers la sortie, mais ils ne semblent pas pressés de quitter la terrasse ensoleillée, ce qu’elle peut comprendre. Et puis elle ne peut certainement pas les jeter dehors, surtout après qu’ils aient supporté les cris de mômes braillards pendant une bonne partie de la matinée.

Faisant le tour du comptoir, Kala balaie le dessous du bar du regard, espérant trouver un paquet de chips ou des biscuits apéritifs oubliés dans un coin par le gérant. Son ventre crie famine, elle n’a pas pris le temps de petit-déjeuner et le gâteau dévoré par les dix petits monstres l’a faite saliver. Raté, il va bien falloir prendre son mal en patience. Un bruit de bombe à eau la fait sursauter et elle hausse les sourcils. Les enfants sont revenus de leur escapade sur la plage et commence à se chahuter juste devant le café. Elle devrait peut-être aller leur demander de se calmer, mais elle aperçoit une autre serveuse qui marche vers le petit groupe d’un pas décidé. Problème réglé. Elle s’apprête à repartir derrière le bar quand ses yeux s’arrêtent sur un corps allongé sur la plage, parfaitement immobile. Elle reconnaîtrait ces cheveux blonds cendrés à deux cent mètres de distance : c’est Melvin, Melvin Wheeler, son meilleur ami depuis son entrée à l’université, trois ans auparavant !

Se mordillant légèrement la lèvre inférieure, Kala piétine pendant un instant, se demandant si elle doit aller lui dire qu’elle est là. Après tout, ils ne se sont pas vus depuis quelques semaines et elle s’en veut un peu d’avoir été trop occupée pour honorer leur rendez-vous hebdomadaire du lundi midi, à la cafétéria de la fac. Sa sœur Rose vient d’emménager chez elle, elle est rentrée après un an et demie à Paris et Kala a eu fort à faire pour rendre l’appartement accueillant. Après un instant d’hésitation, elle se dirige vers Melvin. Elle a très envie de le voir, mais elle a peur qu’il la remballe. Du Kala tout craché, toujours à se poser des questions qui n’ont pas lieu d’être. Elle connaît bien Melvin, et elle sait au fond d’elle qu’il sera très heureux de la voir et qu’il lui adressera son large sourire américain habituel, que tout redeviendra normal après deux phrases. Arrivée à mi-chemin entre Melvin et le café – elle ne peut quand même pas déserter son poste – elle lève le bras bien haut et le secoue en souriant, espérant attirer son attention.

Salut !

Kala se souvient soudain de son accoutrement, il ne manquera sûrement pas de se moquer un petit peu, se dit-elle en enlevant les boucles d’oreilles pour les glisser dans sa poche avant. Elle l’a bien mérité, en même temps, quelle idée d’aborder quiconque avec cette robe immonde.

Tu veux boire quelque chose ? De l’eau peut-être ? demande-t-elle en indiquant le bar. Trois phrases d’affilée. Une Kala incroyablement loquace, aujourd’hui. C’est la brune tout crachée : même avec son meilleur ami, pas de câlins, de petits surnoms, pas un mot plus haut que l’autre, elle est toujours un peu réservée au début. Il saura la décoincer, mais ça prend toujours quelques minutes.

Kala continue à secouer énergiquement la main, comme si ce petit geste nerveux allait téléporter Melvin à ses côtés. Elle essaye tant bien que mal de se débarrasser de tous les accessoires superflus de son déguisement et les glisse dans sa poche, regardant frénétiquement autour d’elle pour juger du ridicule de la situation. Oui oui, toute la plage la dévisage, comme si elle était une vieille clocharde folle ou la voyante de la fête foraine de Brighton, qui dresse son chapiteau en ville l’été. Va savoir ce qui est le moins flatteur. Elle fronce les sourcils, il serait tout de même temps que Melvin comprenne qui elle est et qu’il se bouge, là. C’est quand même fou de mettre plus d’une minute à reconnaître sa meilleure amie.

Melvin est enfin à portée de voix, et la brune affiche une moue boudeuse. Oui c’est moi, abruti ! J’ai le privilège de porter cette tenue très haute couture pour animer un goûter d’anniversaire, aujourd’hui ! T’as remarqué mon sourire radieux ? dit-elle avec sarcasme sans soulever les coins de sa bouche d’un milimètre. Ça veut dire que je suis ravie. Et oui, on peut dire que le milieu des goûters d’enfants, c’est un peu une secte…

Pour être une secte, c’était une secte. Kala soupire ostensiblement, elle aurait préféré elle aussi que le monde des sorciers soit un peu moins alambiqué. Heureusement, c’est une grande fan d’Harry Potter, donc c’est un moindre mal. Mais ces bas résille dans lesquels même une sauterelle aurait du mal à rentrer, c’est absolument désagréable. Elle en touchera peut-être un mot au responsable.

Ouf, les enfants sont partis, emportant avec eux leurs jouets trop bruyants et leurs cris geignards. Elle peut se changer. Va pour un smoothie ! Je suis désolée, je dois faire la fermeture alors je ne vais t’écouter que d’une oreille, mais j’ai un peu de temps cet après-midi ! Ca me fait super plaisir de te voir en tout cas ! qu’elle lance en allant remettre un chemisier plus convenable dans l’arrière-boutique. Elle en profite pour attraper le blender et revient avec un verre bien rempli.

Pour ton information, c’est une réplique exacte de la tenue de Piper dans l’épisode six, saison trois de Charmed. Lance-t-elle comme si elle avait lu dans ses pensées. Puis elle précise. Non pas que j’ai jamais regardé, mais le petit est dingue de cette série apparemment ! Oui tu peux boire tranquille, et tu peux aussi arrêter de te moquer sinon je vais laisser tomber ma baguette magique et te mettre un coup de pied dans les couilles. Les bonnes vieilles méthodes sont les meilleures.

Elle plisse les coins de ses paupières - ce qui en language Kala est l’équivalent d’un franc éclat de rire – et observe son ami en silence, rêveuse. Des moments comme celui-là, elle veut s’en souvenir et les conserver précieusement.

Elle se taît et hausse un sourcil en regardant Melvin lui rire au nez, tout à fait consciente que son naturel un peu taciturne et cassant plaît bien au garçon. Un petit jeu entre eux deux qui s’est développé au fil des mois et qu’elle s’est surprise à apprécier de plus en plus. Elle le regarde porter la paille à sa bouche, pousser un soupir de contentement. Elle adore lui faire plaisir quand elle le peut, il lui dit toujours merci très gentiment et elle a l’impression d’avoir illuminé sa journée – même si ça n’est qu’un smoothie à la fraise. C’est ça, que Kala trouve chez Melvin et qui lui est si cher. Son enthousiasme, son sourire plein de vie. Elle est bien contente de l’avoir à ses côtés pour terminer la matinée plutôt fatiguante qu’elle vient de passer.

Elle ferme boutique, un grand sourire accroché aux lèvres – ce qui arrive plutôt rarement après six heures de service agité – et rejoint le jeune homme à l’extérieur.

Kala avait été ravie de se rendre compte lors de sa rencontre avec lui que Melvin était un garçon curieux, touche à tout et très cultivé. Ça changeait des relous qui alignaient trois mots sur ses domaines d’intérêt avant de lui proposer de la suivre dans son appartement pour aller baiser, je cite. Elle avait pourtant longuement hésité avant d’accepter de l’accompagner au bal, pas par mépris vis-à-vis de ce jeune homme qui avait l’air sympathique et très attentionné, mais parce qu’il avait jusque là été hors de question de participer à une quelconque activité sociale d’ampleur organisée par la fac, et encore moins le bal. Mais elle devait bien admettre avec du recul qu’elle ne l’avait absolument jamais regretté, ce rendez-vous. Ils avaient ri toute la soirée et cela avait scellé une amitié qu’elle chérissait depuis lors.

Kala serre soudain Melvin dans ses bras, un geste d’affection dont elle ne se feint que pour un cercle très réduit de personnes, dont il fait partie.

On peut longer la jetée, il fait super beau ! Par contre tu viens de nous porter la poisse, répond elle en indiquant du doigt les deux cars de touristes qui viennent de se garer sur le parking. La plage va vite être envahie. Je suis désolée j’aurais du donner des nouvelles, ma sœur vient d’emménager chez nous alors c’est un peu la course ! Je donne un coup de main au café depuis quatre ou cinq ans pour les événements, même si d’habitude je suis juste serveuse, ça n’a rien à voir avec l’argent c’est surtout pour rendre service, on se connaît depuis longtemps !

Direction les grands carmes, kala se frotte les mains intérieurement. une envie subite de dépenser son salaire de la matinée dans un canotier un peu rétro qui lui fait de l’œil depuis la vitrine. Après près d’une heure de rire, d’essayages et de tergiversation, la voilà qui ressort de la boutique armée d’un grand chapeau enrubannée dans un papier cadeau, histoire de souhaiter un peu plus formellement à sa sœur la bienvenue à brighton. elle pointe le doigt vers son achat en souriant largement à melvin, fronce un instant les sourcils en apercevant une petite voiture qui ralentit derrière lui. les parents de la belle sont toujours un peu paranos de la sécurité, et elle a eu droit toute son enfance à des sermons sur la vigilance vis-à-vis des fourgonnettes blindées. instinctivement, kala fait un pas en arrière pour s’abriter derrière la porte du magasin, son inconscient a compris bien avant qu’elle ne l’intellectualise ce qui est en train de se jouer. « mais vous êtes qui ?! ». elle aussi crie à plein poumons, témoin d’une scène aussi improbable qu’effrayante. son sang ne fait qu’un tour et elle lâche son sac, se précipite à l’arrière du véhicule pour essayer vainement d’en ouvrir le coffre, où melvin vient tout juste de se faire enfermer. ne jamais sous-estimer une fille enragée. grossière erreur. le coffre s’ouvre dans un bruit métallique, kala tient à peine sur ses jambes, traînée par le véhicule qui prend peu à peu ses marques et roule plus vite. elle passe une main autour du bras de melvin, tente de le tirer vers elle, lorsque la fourgonnette s’arrête dans un cahot peu délicat. ses ongles labourent le biceps du garçon dans une tentative desesperée de le sortir de là, lorsqu’une violente baffe à l’arrière de la nuque anéantit ses efforts. inconsciente, kala est embarquée dans le coffre à son tour et ne se réveille qu’à l’arrière de la voiture, serrée contre son ami à en étouffer. elle remue les lèvres et pousse sur sa gorge pour qu’un son en sorte. « il n’y a plus de moi en moi. », qu’elle dit d’une toute petite voix. elle a l’impression que tout ce qui fait d’elle une personne, son courage, sa dignité, sa force, ont disparu dans la moiteur et l’obscurité de ce coffre. elle regarde son monde s’écrouler sans comprendre. échange un regard avec melvin. ils ne peuvent rien faire d’autre que regarder béatement leur vie prendre un tournant dramatique, confus. « je suis plus si forte. », qu’elle s’excuse à mi-voix. elle aurait aimé lui venir en aide, le sortir de là. un simple coup sur le crâne a suffit à réduire ses efforts à néant.

les minutes passent, lentement. sûrement. la fin ne paraît pas approcher, mais elle est pourtant inexorable. kala s’imagine déjà larguée dans un lac, ligotée, muette. son cadavre pourissant, statue muette et incomprise. son esprit vagabonde et elle se met à lister mentalement tout ce qu’elle aurait dû faire, mieux faire, ne pas faire, pour profiter de cette vie qui va probablement lui être ôtée. conclusions qui ne serviront à rien ni à personne, mais qui tempêtent sous son crâne.

kala se retrouve bringuebalée dans le coffre, virevoltant de droite à gauche en essayant de ne pas se prendre un objet en pleine face. il faut dire que le conducteur n'est pas particulièrement délicat et les virages en tête d'épingle se multiplient. la belle plisse les yeux, soudain intriguée par le bref reflet qu'elle aperçoit dans le rétroviseur intérieur. ce mec, elle le connaît. elle n'a pas reconnu le tatouage comme melvin, mais elle n'est pas prête d'oublier ce gros relou qui lui a couru après toute une soirée, déchiré, chez une amie en commun. de bons moments de malaise inoubliables. son sang se fige dans ses veines avant qu'elle ne comprenne qu'il ne leur veut pas de mal, c'est simplement une blague étudiante d'un goût douteux. elle tente de mordre le bandeau qui la maintient muette pour s'en débarrasser et pouvoir l'invectiver, mais c'est peine perdue. oh, ils vont regretter d'avoir réveillé la bête, se dit-elle en échangeant avec son ami un regard rempli du désir de leur rendre la monnaie de leur pièce. mais il faut dire qu'ils ne sont pas encore en position de le faire. kala se surprend à penser qu'elle pourrait tenter d'inventer un mensonge quelconque à l'arrivée pour persuader leurs ravisseurs qu'il est dans leur intérêt de les laisser débattre quarante-huit heures plus tard, puisque s'échapper paraît impossible. si elle arrive à les convaincre de les laisser s'entraîner au débat, peu lui importe qu'ils les retiennent captifs deux jours, tant qu'ils peuvent se rendre à temps à l'université pour décrocher la victoire. kala coule une oeillade à melvin, l'air de dire sois patient, on va les embrouiller.