— if something can go wrong, it will -
yasin shankar x atticus holbrook

Il est quatorze heures et tu viens de finir le taf. On ne peut pas dire que c'était une journée très productive, mais c'est pas plus mal comme ça d'ailleurs car une longue après-midi t'attends. Tu as tout prévu depuis une semaine, ce soir c'est le soir où tu vas enfin avancer dans ce scénario que tu as commencé il y a déjà quatre ans. Tu t'en souviens ? T'étais jeune et insouciant à l'époque, tu te disais que ça serait facile, que t'allais tout déchirer et devenir riche et célèbre en moins d'deux. Haha. T'étais quand même bien naïf à l'époque tu crois pas ? Je veux dire, en quatre ans, t'as fait quoi ? T'as écrit deux/trois pages d'un truc des plus bancal, croisement entre le stoner et le buddy movie. Le concept est sympa je te l'accorde mais bon, t'avances pas mon gars. C'est bien beau de regarder des films tout le temps, de t'intéresser à tout ce qui touche au septième art mais c'est pas ce qui fera de toi un bon scénariste. Tu devrais peut-être faire comme tous ceux qui n'ont pas le talent de faire des films, mais qui aiment ça et devenir critique. Mais non. Tu l'as décidé, c'est ce soir que tout va changer. Alors, à la fin de ta journée de boulot tu prends ton sac avec ton ordi, ton téléphone chargé à fond avec ta playlist spotify "writer corner" prête, tu dis au revoir à tes collègues et tu fonces dans le quartier est pour aller te poser dans le parc Stanmer. Il fait froid mais tu t'en fous. Tu t'es dis que ça serait une bonne idée, qu'être dans un endroit calme et entouré de verdure te permettrait d'écrire. Parce que bon, si ça marche pas dans la moitié des bars de la ville, peut être que ça marchera dans le parc. Logique. J'espère pour toi en tout cas que tu seras plus proche de la vérité sur ce coup là que quand t'as cru que ce serait une partie de plaisir d'écrire des films. Enfin des...un déjà ça serait pas mal. Et puis surtout tu as de quoi te tenir chaud, tu as ta gourde magique. Remplie d'un mélange assez doux de whisky coca, parce qu'un jour t'as lu quelque part que les plus grands écrivains buvaient pour se donner l'inspiration. Mais comme t'as le palais sensible, tu vas quand même pas boire du whisky pur. Faut pas déconner. Et puis surtout tu sais très bien qu'avec une gourde remplie de whisky tu finis couché sur ton ordi, du vomi plein les chaussettes. Mauvais souvenir. Tes écouteurs vissés dans les oreilles, la démarche assurée, tu te dépêches donc pour arriver rapidement au parc. T'es beaucoup trop motivé d'ailleurs. Après une petite dizaine de minute de marche, tu entrevois les portes du parc et tu te dis que c'est une excellente idée de sortir ton ordi de ton sac pour l'allumer et être prêt à laisser libre cours à ton imagination, que tu sens débordante, dès que tu te poseras sur l'une des tables de pique-nique du parc. Mauvaise idée. Tu te concentres uniquement sur ton ordi qui met trois heures à se lancer - faudra qu'on parle d'ailleurs de ce t'y fais dessus la nuit venue, c'est peut-être lié - et tu ne regardes donc plus où tu vas. Loi de Murphy oblige, tu te prends les pieds dans une bouche d'incendie et la c'est le drame. Ton ordi te glisses des doigts et commence sa lente chute, au ralenti bien entendu, vers le trottoir qui l'attend avec une impatience presque angoissante. Mais non ! Pas de panique ! Hier t'as regardé la fureur du dragon avec Bruce Lee et t'es donc miraculeusement transformé en ninja durant la nuit. Dans un réflexe étonnant tu arrives à le rattraper du bout des doigts au grand dam du trottoir, très déçu par la tournure des événements. Ouf ! Tu l'as échappé belle. Tenant donc du bout des doigts ton ordi, qui n'était qu'à quelques centimètres d'une fin de vie prématuré, tu te redresses. C'est ce moment que choisit donc la loi de l'emmerdement maximal pour venir te faire un petit coucou. T'as prise n'est pas si bonne que ça et les gants n'aidant pas, ton ordi s'échappe une nouvelle fois, pour finir sa course sur la route qui n'en demandait pas tant. Putain ! lâches-tu bien plus fort que tu ne l'espérais avant de te retourner et de balancer un bon vieux coup de pied des familles dans la bouche d'incendie. Aïe ! Putain ! Bah oui. C'est solide une bouche d'incendie. T'en as les larmes aux yeux. Y a à peine trente secondes t'étais prêt pour la session d'écriture de ta vie et te voilà maintenant appuyé contre la bouche d'incendie, le pied droit dans les mains, ton ordi, l'écran fracassé, sur la route juste à côté. C'est quand même fou comment tout peut partir en couilles très vite pour toi. Ça en deviendrait presque un art.

— if something can go wrong, it will -
Il y a de ces journées qui s'entassent sur les trottoirs, ces journées-sales, ces journées-miroir, ces journées-sans. Sans rien de particulier, sans rien pour la différencier de la veille, ou du lendemain. On les croit inutiles, elles ne servent à rien à part progresser, suivre le temps qui s'écoule, qui se perd et qu'on ne retrouve jamais. Qu'est-ce qu'aujourd'hui avait de différent que le aujourd'hui de la semaine dernière ? Un peu moins de neige, un peu plus de verglas. Pourtant, on retrouvait les mêmes odeurs, de flotte et d'essence, de pisse et de fast-food.
L'odeur de pisse s'expliquait par la présence de la créature au bout de la laisse que tenait Yasin, canidé-réservoir sur pattes, qui disséminait les preuves de son existence tous les quinze mètres environ. C'était le genre de truc qui le faisait doucement s'énerver. Il ne pleuvait pas pour le moment, alors ce petit manège ne l'embêtait pas trop. La bête avait été récupérée quelques temps auparavant dans un refuge, ses belles années derrière elle et ses chances d'être adoptée avec. Marquer son territoire aussi fréquemment était donc le dernier affront de ce chien face au reste du monde, il levait la patte pour montrer qu'il était toujours là, vaillant, face au vent.
Le froid piquant dissuadait la plupart des habitants de se promener en hiver, aussi les passants étaient moins nombreux dans le parc que pendant les autres saisons. Seuls ceux qui n'avaient pas trop le choix – comme lui – consentaient à pointer le bout de leur nez gelé en cette période. Aussi le jeune homme qui se baladait avec son ordinateur sur le bras attira-t-il sans mal son attention, sans trop savoir comment il réussissait à marcher droit ainsi. Ce qu'il ne réussit pas à faire très longtemps. Yasin vécu en direct une presque chute, fatale, suivie d'une prise de combat qui sauva in extremis l'objet de valeur … avant qu'un énième soubresaut ne fasse rencontrer l'ordinateur avec le sol. Dommage. Il était bien parti, il avait presque réussit à limiter les dégâts. Le juron retentit si fort que Yasin le ressentit jusque dans ses os.
Quand le jeune homme passa sa frustration sur la bouche d'égout toute proche, Yasin tira sur la laisse du vieux chien afin de venir aider le malchanceux. Dans d'autres circonstances, il en avait conscience, il aurait pu être à sa place. - Monsieur ? Vous allez bien ? Question stupide, il n'en attendait pas moins une réponse stupide.
Sans lâcher la laisse, il ramassa l'ordinateur du jeune homme, l'écran en piteux état. Il était bon pour le changer. Tendant sa propriété à son propriétaire, il était désolé pour lui. Vous comptiez faire quoi avec ça, par ce temps ? Il ne voulait pas lui dire qu'il n'avait pas eu l'idée du siècle, sur ce coup-là … Mais franchement, ce n'était pas du génie.
La bouche d'égout fut baptisée par son chien avant qu'il n'ait eu le temps de dire ouf, le laissant dans une position gênante. Ouais. Cette conversation n'avait rien de plaisant, il aurait peut-être mieux fait d'ignorer ce type et de rentrer chez lui. Pas très sympa, mais personne ne lui aurait couru après en lui reprochant son manque d'empathie.